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Parlez-vous manager ? « L’angliche », snob et stupide

Cette année, la série d’été de l’Humanité Dimanche série d’été est consacrée à la novlangue qui inonde le monde du travail. Pour commencer, zoom sur cet « anglais de cuisine », qui, à coups de débrief et autre branding, s’est imposé comme LA langue du management. Vous n’y comprenez rien ? C’est fait pour.

« Quand j’ai commencé à travailler chez Dell, une entreprise informatique américaine, j’ai été surprise par le nombre de mots anglais utilisés dans le travail, mais peu à peu moi aussi j’ai commencé à faire pareil. Au point de me mettre à dire à mes amis “bon, je te call” plus tard », s’amuse Joséphine (1), informaticienne. Cette omniprésence de l’anglais dans l’univers professionnel n’est pas réservé, loin s’en faut, aux entreprises anglo-saxonnes. Chez les managers, l’anglais – de cuisine entrepreneuriale – s’est imposé à coups de branding (la gestion de la marque), d’up-cycling (recyclage valorisant)… Pour aménager les locaux, nous sommes passés du bureau individuel à l’open space (espace ouvert) puis au flex office (bureau flexible) et maintenant les revues spécialisées annoncent le règne du NWoW (New Way of Working : nouvelle manière de travailler). Le magazine professionnel « Workplace Magazine », consacré à l’environnement de travail, écrit ainsi « on ne parle plus d’hôte ou d’hôtesse d’accueil, mais de “welcomer” ou de “welcome manager” ».

« On est dans le mindset »

Vous ne comprenez rien à ce jargon, ce n’est pas grave, vous n’êtes pas le seul ! ­Danièle Linhart, sociologue du travail, assiste à de nombreux séminaires d’entreprise, elle s’amuse des formules utilisées. « “On est dans le mindset (état d’esprit – NDLR)…”, ai-je par exemple entendu. Dans ces cas-là, je fais semblant de ne pas comprendre et demande de traduire. Souvent, les gens n’ont qu’une idée vague de la signification des termes », observe-t-elle. Le petit échange de sourires amusés entre les participants, qui suit fréquemment la demande de traduction, est lourd de sens. Utiliser l’anglais, c’est « en être », être moderne… Un phénomène qui gagne de nombreux univers. La fonction publique territoriale n’est pas épargnée. « Dans une médiathèque, des jeunes avaient travaillé sur la réécriture du règlement d’un jeu de société. Sur notre réseau social interne, le directeur de l’ensemble s’est félicité “sur ce merveilleux exemple de design thinking”, rigole Anna (1), bibliothécaire. (Le design thinking est un processus de coconstruction impliquant l’utilisateur final, tout un programme !)

« la langue du dominant ! »

L’université est aussi largement concernée. « Nous ne parlons plus d’ateliers mais de workshop, ça fait plus classe », persifle ainsi Médéric Gasquet-Cyrus, sociolinguiste. L’anglais n’est pas seulement la langue de la communication internationale dans les colloques internationaux, elle devient langue de travail. « Il est fréquent que dans des workshops, poursuit-il, nous parlions anglais alors que nous sommes quasiment tous francophones ! Quand on connaît le niveau de langue de beaucoup, ça ressemble surtout à de l’anglais de cuisine. Nous nous exprimons dans la langue du dominant ! » Une de ses collègues belges, Anne-Sophie Burgaud, chargée de cours à l’École de droit UMons-ULB (université de Mons-université libre de Bruxelles), relève l’apparition des mot comme « ranking, benchmarking » tout droit issus de l’univers managérial. Elle cite aussi l’acronyme Swot (strength, weakness, opportunities, threats : force, faiblesse, opportunités, menaces). « Ils mettent en évidence l’évolution de l’université vers toujours plus de mise en concurrence, d’évaluation… » Autre danger pour elle, la réduction de la complexité de la pensée. « La recherche n’est pas seulement une finalité, mais aussi un cheminement. Un terme comme “deliverable”, qui désigne un résultat, est directement issu de l’entreprise. Nous sommes vraiment face à une acculturation », s’exclame-t-elle

Ce processus d’acculturation est plus ancien dans l’entreprise privée, la généralisation de l’anglais managérial y date des années 2000. « Dans les années 1980, une première vague de modification du langage s’est produite. Les ouvriers ont laissé la place aux opérateurs, aux conducteurs d’engin…, raconte la sociologue. Le but était de s’attaquer à la culture de lutte des classes très présente en France. » « L’expression “team building”, très fréquente en management, fait par exemple disparaître le collectif de travail, informel, souvent contestataire, au profit d’une “équipe à construire”. Fini la hiérarchie. Dans une équipe, tout le monde est au même niveau. L’anglais, c’est la langue du rapport contractuel au travail », complète-t-elle. Elle voit dans le recours systématique à l’anglais dans le management un prolongement de cette offensive idéologique. « Cela provoque un déracinement linguistique qui suscite l’amnésie et ce déracinement est accentué par le fait que les mots changent tout le temps. »

(1) Les prénoms ont été changés.

Mélanie Mermoz

Article publié le 6 août 2018.


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