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Les salariés subissent l’inflation, mais pas les investisseurs

Les salariés ont toujours moins de pouvoir d’achat que les investisseurs, car seuls ces derniers sont subventionnés par les banques centrales. L’inflation d’aujourd’hui, c’est la dépréciation subie par les revenus non indexés à la bourse.

Nos économies développées ont un problème majeur : l’inflation existe bel et bien. Mais elle ne touche que les salariés non exposés à la bourse, et non les investisseurs. Nous allons analyser comment, avec l’inflation financière, et la déflation des salaires, un pouvoir d’achat à deux vitesses s’est installé dans les économies développées. Et comment les salariés perdent du pouvoir d’achat, bien que les indices d’inflation ont longtemps laissé penser l’inverse. Si elle touche les salariés, l’inflation épargne les investisseurs car ils sont subventionnés par les banques centrales.

Quand les banques centrales injectent des liquidités pour faire grimper la bourse, il est généralement admis que cette création monétaire ne crée pas d’inflation pour l’économie réelle. Seuls les prix des actifs financiers montent, et ils ne sont pas inclus dans les indices d’inflation. Tout devrait donc aller pour le mieux : les politiques monétaires subventionnent de plus en plus, et depuis plus d’une décennie, la hausse des marchés boursiers, tout en laissant croire que cela ne représente aucun coût inflationniste pour les salariés de l’économie réelle, puisque l’argent ainsi créé sert à acheter des titres boursiers qui sont ensuite parqués sur les bilans des banques centrales.

Sauf que cette définition très étroite de l’inflation échoue totalement à capter la perte de pouvoir d’achat relative des salariés par rapport à celle des investisseurs. Contrairement aux revenus salariaux, les revenus boursiers sont les seuls à bénéficier des stimulations constantes et des protections des banques centrales.

Une vision obsolète de l’inflation

De moins en moins pertinents, les indices d’inflation ne fournissent pas une idée correcte du pouvoir d’achat des ménages. L’inflation est classiquement définie comme le prix d’un panier de biens et services comparé au même panier à une période antérieure. De ce panier sont exclus des éléments aussi inflationnistes que les primes d’assurance maladie et les prix des actifs boursiers. En vertu de cette définition étroite, on peut penser que la création de trilliards de dollars par les banques centrales n’a aucun coût et n’aboutit pas à faire monter les prix à la consommation. Cette vision classique de l’inflation est obsolète, elle date d’avant ces politiques monétaires radicales, et doit être révisée. En réalité, la création de ces trilliards aboutit à décupler les moyens auxquels les rendements boursiers permettent d’accéder, et à considérablement déprécier les revenus salariaux par rapport aux revenus boursiers.

Durant la décennie écoulée, la hausse sans précédent des principaux indices boursiers a été aidée par une stimulation inédite des banques centrales, à travers des programmes très agressifs de rachats de titres, couplés à des taux d’intérêt plancher. Un surrégime de liquidités, qui a été maintenu en place longtemps après la sortie de la crise de 2008. Cette stimulation monétaire a créé un pouvoir d’achat se limitant exclusivement aux détenteurs et investisseurs en capital.

Le reste de l’économie non boursière, en revanche, n’est parvenu à enregistrer aucun gain de pouvoir d’achat significatif cette dernière décennie, les salaires moyens des pays de l’OCDE ayant stagné ou reculé sur la période. Cette différence entre le pouvoir d’achat du capital et celui du travail est égale à l’inflation subie par la masse des salariés qui ne participent pas à l’appréciation boursière.

La hausse boursière équivaut à une inflation lorsqu’il a fallu, pour la réaliser, une augmentation de la masse monétaire. Si les marchés devaient leur hausse à l’épargne privée et aux fonds propres des investisseurs, ce serait une hausse obtenue à périmètre monétaire constant, qui serait non inflationniste. Elle serait un reflet de la croissance des entreprises sous-jacentes et serait accompagnée d’une probable hausse des salaires réels. Le problème est que le retour à la hausse des marchés, après la crise de 2008 et dans cet épisode du Covid-19, est le résultat de la création monétaire des banques centrales et non d’une création de valeur économique.

L’or exprime la dévaluation des monnaies

Mis à part l’usage de la planche à billets pour doper les marchés, les politiques monétaires ont maintenu les taux d’intérêt proches de zéro quasi sans interruption depuis 11 ans. Ceci a encouragé les investisseurs à emprunter à taux bas pour investir à plus haut rendement. On a donc une décennie de hausse boursière faite d’argent imprimé et d’argent emprunté. Un processus très différent d’un marché qui monte sur la base de richesses et d’économies propres aux investisseurs. L’effet de la planche à billets est de dévaluer le pouvoir d’achat d’une monnaie. La meilleure façon de vérifier cette perte de valeur est de mesurer la monnaie contre un actif tangible comme l’or. Le graphique ci-dessous montre comment le dollar a perdu de la valeur face à l’or, dévaluation visible dans la hausse tendancielle du métal jaune en dollars. Aujourd’hui, 1 dollar achète environ 10 fois moins d’or qu’en 1998. Les poussées du prix de l’or sont étroitement corrélées aux phases de débauchage monétaire de la Fed. L’or n’est plus très loin de ses records, ce malgré les manipulations que subit le cours du métal jaune :

cours

Que signifie cette inflation financière pour le reste de l’économie ? Que le pouvoir d’achat de la monnaie par rapport à ses niveaux antérieurs décline pour les salariés rémunérés dans cette monnaie en termes relatifs. La seule façon de préserver le pouvoir d’achat suite à une création monétaire massive est d’être investi sur les marchés boursiers, ce qui permet de compenser, par leur hausse artificielle, la dévaluation. Les investisseurs obtiennent donc une “augmentation” à travers leur valeur de marché, ou des gains subventionnés, qui compensent l’inflation créée. Les salariés eux, n’obtiennent rien de tel.

Le second graphique ci-dessous illustre comment, durant la dernière chute des marchés, des vendeurs réels se sont débarrassés de leurs titres, paniqués par les conséquences réelles de la pandémie du Covid-19, alors que ce n’étaient pas des acheteurs réels qui ont initié le rebond du marché aussi vite qu’il l’a fait. Il a fallu des assouplissements quantitatifs (QE) illimités, des achats d’obligations d’entreprises, d’emprunts risqués (“junk”) ou encore d’ETF, et des taux zéro, de la part des banques centrales américaine, européenne et japonaise, pour forcer le rebond et stopper net la chute. Le graphique montre le rebond spectaculaire du Nasdaq et analyse comment la Fed s’est substituée au marché acheteur pour contrer tout éventuel vendeur, offrant de ce fait un pouvoir d’achat basé sur la planche à billets à ceux qui ont « co-investi » avec la banque centrale.

indice

Si je suis investisseur dans l’indice Nasdaq, mes actions ont déjà regagné près de 50% depuis le point bas du 23 mars, suite aux injections monétaires massives. Si j’ai acheté le Nasdaq il y a un an, mon portefeuille est même en hausse de 20%. Et surtout, je ne prends pas l’entier du risque du marché car je sais que toute correction sérieuse sera agressivement contrée par la banque centrale. Depuis 2009, les actions mondiales ont gagné 152% en bénéficiant des stimulus.

Les salariés non investis en bourse, de leur côté, portent seuls le coût de cette stratégie : l’inflation. Leur salaire peut acheter de moins en moins de choses que les rendements subventionnés des marchés peuvent acheter. Le bas de l’échelle des salaires peut uniquement accéder aux segments de produits de consommation et de services qui sont sujets à la déflation, comme c’est le cas pour tout ce qui est produit à l’aide de main-d’œuvre étrangère bon marché ailleurs dans le monde. Ces bas salaires peuvent aussi accéder à des services publics de qualité détériorée, dans lesquels les gouvernements surendettés ont sous-investi ces dernières années, et à une aide sociale qu’il faut partager avec un nombre toujours croissant de bénéficiaires.

Le phénomène de l’inflation peut donc être défini comme la perte de pouvoir d’achat relative, subie par ceux dont les revenus ne sont pas indexés à la bourse. La dynamique de cette inflation est défavorable au non-investisseur. L’écart de pouvoir d’achat entre les 20% les plus pauvres (non investis) et les 20% les plus riches (investis), comparé au même écart il y a 10, 20, 30 ans, continuera de s’élargir de manière accélérée avec la radicalisation des politiques monétaires. Les salariés se feront irrémédiablement distancer par les investisseurs.

Un pouvoir d’achat à deux vitesses

On aboutit à un pouvoir d’achat à double vitesses. D’un côté, une inflation financière et de l’autre, une déflation des salaires. D’aucuns peuvent objecter que tout travailleur Suisse a une caisse de pension et profite donc lui aussi de l’inflation boursière. Un argument très fréquent mais peu informé. Les caisses de pensions ont constamment réduit le taux d’intérêt versé sur les avoirs des caisses de pension, qui a baissé de 40% sur la décennie, malgré les gains boursiers réalisés. Le taux de rendement effectif versé en 2018 est ainsi de 1,38%. Quant au taux de conversion du capital en rentes, il a subi une érosion lui aussi, passant de 6,74% à 5,73% depuis 2010, soit une baisse de 15% des rentes. Sur 30 ans, les rentes versées sont en baisse de 30%, à cotisations égales. Dès lors, les avoirs de retraite sont un piètre substitut à une participation directe au marché.

L’inflation est mal comprise car elle repose encore largement sur des définitions comme celles de l’Indice des prix à la consommation (IPC). Mais le prix d’une action Tesla n’en fera pas partie. Or ce prix est passé de 185 à 900 dollars en une année. Son prix devient donc plus inaccessible pour le commun des mortels. Mais surtout, c’est à ce que son rendement peut acheter que n’accéderont pas les non investis.

En résumé, le pouvoir d’achat d’un employé ordinaire ne cesse de rétrécir et ses moyens se déprécient. Il peut acquérir de moins en moins de choses que les détenteurs de capitaux peuvent acquérir en convertissant en cash leurs actifs aux valorisations gonflées. Nous avons donc un fossé entre le pouvoir d’achat subventionné des actions et celui stagnant des salaires, un fossé qui se creuse entre l’année X, et l’année Y. A mesure que les gains boursiers achètent de plus en plus d’objets chers, les salaires perdent leur pouvoir d’achat relatif. Cela représente une mauvaise allocation des ressources, qui empêche une croissance économique robuste et à large base.

Pour conclure, l’inflation d’aujourd’hui découle d’une distribution du pouvoir d’achat extrêmement biaisée en faveur des bénéficiaires des marchés boursiers. Si ces valorisations boursières étaient le reflet d’une croissance des fondamentaux, les salaires réels en captureraient forcément une part, ce qui se traduirait en dépenses et consommation sur le marché de masse, garant d’une croissance uniforme. Le ralentissement global que l’on vit depuis quelques années cache en lui cette inflation financière, dont les effets ont été mal compris et mal expliqués depuis une décennie, et qui peuvent seulement s’accentuer dans la période post-Covid-19.

Myret Zaki

Article publié le 24 août 2023.


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