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Direction générale des Finances publiques : un goût d’Orange amère (2/2)

Si l’épuisement au travail des salariés de la DGFIP ressemble étrangement à celui des salariés d’Orange-France Télécom, c’est en partie parce que les méthodes de management qui y sont employées sont similaires. Plus que dans leurs effets, elles trouvent leurs racines dans les mêmes ressources théoriques : dans ce second volet d’enquête, nous revenons sur le « petit manuel du manager », teinté par l’influence des cabinets de conseil.

Les textes sont de Blast

Par Bernard Nicolas

La similitude entre les objectifs d’Orange, voici plus de 15 ans et ceux de nos services fiscaux aujourd’hui, ne se limitent pas aux seules économies à réaliser. Les stratégies pour y parvenir sont absolument identiques. À l’époque, Didier Lombard et son équipe de direction avaient fait appel à des cabinets de conseil chargés de la formation des managers dont la mission serait par la suite d’appliquer à la lettre le fameux plan Next. Ces cadres devaient s’imprégner des fondements de la réforme en cours pour ensuite l’imposer aux employés des différents services.

Différents documents avaient été mis à leur disposition par ces cabinets de conseil, spécialistes du management en entreprise : faire comprendre au salarié qu’Orange est en guerre, cernée par ses concurrents, comparant cette situation à la bataille d’Angleterre en 1940. Le manager doit savoir annoncer à tel ou tel employé qu’il va être muté dans un autre service pour exercer un métier dont il ignore tout, faire accepter une mise au placard, pousser dehors ceux qu’ils nomment « les porteurs de signaux faibles ». Et ce, sans une once d’humanité ! Les dirigeants de la société savaient-ils quel impact auraient ces mesures drastiques sur le personnel ?

La réponse est oui ! Car parmi les documents utilisés pour la formation des managers, le plus important était sans doute « la courbe du deuil ». Ce document a été emprunté à une psychiatre américaine, Elizabeth Kübler–Roth qui a étudié les différentes étapes traversées par un individu qui vient de perdre un être cher. Comment supporter puis accepter le deuil ? La psychiatre décrit le choc de la mort d’un proche qui plonge l’individu dans le déni, la colère ou la peur ; un état de fragilité qui peut conduire à la dépression. Le travail de la psychiatre étant d’aider son patient à accepter ce décès.

De nombreux cabinets de conseil, se présentant comme des spécialistes du management en entreprise, utilisent cette courbe du deuil. Le BCG, Boston Consulting Group par exemple, en a inspiré plus d’un. Dans son « Grand livre de la stratégie », le BCG a simplement modifié le nom de ce diagramme en l’intitulant « La vallée du désespoir » !

Illustration de la « vallée du désespoir », issue du « Grand Livre de la Stratégie »
Cabinet de conseil Boston Consulting Group (BCG)

Et ces théoriciens de la stratégie d’expliquer l’impact du changement imposé au salarié : « À l’annonce d’un changement, tout individu vit une période d’inhibition et de déni, au cours de laquelle il reste passif ; puis arrive la phase de la colère et du marchandage : l’individu devient actif, cherche à comprendre et à mesurer l’impact des changements sur lui. Puis survient la nécessaire période de dépression caractérisée par une faible intensité émotionnelle, une négation du changement et une absence de réaction (…) la sortie de la dépression se fait par l’ouverture aux autres et aux propositions qui peuvent être faites (…) chaque individu à sa manière propre de franchir « la vallée du désespoir » ».

Sans aucun état d’âme, les cabinets de conseil engagés en 2004 par Orange–France Telecom avaient inclus ce type de diagramme dans leur kit de formation, un outil qui devait permettre aux managers de faire accepter la transformation à leurs subordonnés.

Le résultat fut catastrophique et l’utilisation de cette courbe du deuil a démontré que les dirigeants de l’opérateur téléphonique savaient pertinemment quels dégâts psychologiques pouvaient provoquer de telles méthodes. Car au-delà de la dépression, il y a eu le choix de la mort pour nombre de salariés. Cette courbe du deuil, évoquée au cours du procès des dirigeants de Orange–France Telecom, en 2019, marquera le procès de Didier Lombard et deux autres responsables, attaqués pour « harcèlement moral ». Car les concepteurs de ce plan Next savaient que la réforme ne recevrait pas obligatoirement l’assentiment de l’ensemble du personnel ; mieux même, ils étaient conscients des dégâts qu’il pourrait provoquer.

En première instance, comme en appel, les 3 condamnés n’ont jamais reconnu le caractère pathogène de leur plan de suppression d’emplois, ni les souffrances infligées à leurs salariés. Et ce mal qu’ils ont généré a gagné d’autres sociétés et des entreprises de service public, tel un cancer incurable.

Aux impôts, ça flingue aussi !

Cette formule sans ambiguïté est tirée d’un entretien avec un syndicaliste de la DGFIP. Ce qui démontre que, contrairement à ce qu’affirme le service communication de Bercy, il n’y a pas unanimité au sein des représentants syndicaux à propos du fameux nouveau réseau de proximité.
« Notre administration vous brise si vous ne suivez pas les directives. Un agent des services fiscaux se doit d’être obéissant même si les ordres qu’il reçoit sont inacceptables ». Après les drames survenus à Orange–France Telecom, on pouvait raisonnablement penser que ces méthodes de harcèlement seraient abandonnées au sein des entreprises. Que nenni !

À la DGFIP, on retrouve exactement les mêmes schémas, avec des outils de formation absolument identiques, et des conséquences sur le plan humain déjà mesurables. Au cours de notre enquête nous avons découvert un document intitulé « Faire face aux défis de la transformation, livret manager ». Ce document d’une vingtaine de pages est l’œuvre de deux cabinets de conseil, engagés en 2020 par les services de Bercy.

« Faire face aux défis de la transformation : livret manager »
Cabinets de conseil Accenture et Alixio

Il s’agit d’Accenture et Alixio, cabinets épinglés dans le récent rapport sénatorial au même titre que le célèbre McKinsey. Ce livret nous fait faire un bond de 18 ans en arrière, tant il ressemble aux documents de formation des managers de France Telecom : même mot-clé, le changement. On y parle du rôle du manager dans la transformation, la façon dont il doit mener ce changement et embarquer ses équipes.

Graphique #1 issu de « Faire face aux défis de la transformation : livret manager »
Cabinets de conseil Accenture et Alixio

Le manager apprend ainsi quel type d’acteurs il va devoir mobiliser : il y aura « les engagés, les constructifs » qui ne poseront aucune difficulté, ce qui ne sera pas le cas des « passifs, déchirés, hésitants » dont il faudra essayer de faire des alliés. Et puis il y aura les « opposants, les irréductibles », qu’il faudra tenter de convaincre. Mais si ça ne marche pas, le manager ne devra pas « s’épuiser ». Et c’est là, en page 8 du livret a que les deux cabinets de conseil dégainent la courbe du deuil d’Elisabeth Kübler-Ross, de sinistre mémoire !


Graphique #2 issu de « Faire face aux défis de la transformation : livret manager »
Cabinets de conseil Accenture et Alixio

Comme si ces cabinets étaient indécrottables, ils n’hésitent pas à comparer le deuil étudié par une psychiatre avec ce qu’ils nomment subtilement « l’accompagnement de l’individu » dans la transformation d’un service public. Mais quand l’accompagnement devient synonyme de pressions répétées, on n’est pas loin du drame. Les témoignages sont nombreux qui évoquent ces pressions parfois insupportables d’un supérieur hiérarchique. Les plus hauts fonctionnaires de Bercy savent donc pertinemment que certains de leurs agents peuvent basculer dans la dépression et parfois choisir de mourir. Ce fut un fait aggravant pour la hiérarchie d’Orange-France Télécom lourdement condamnée.

Cette recherche de l’efficience, c’est-à-dire faire plus avec moins de moyens, on connait déjà ça à l’hôpital, à EDF, à l’ONF, dans la police, la justice ou l’Éducation nationale ; les services fiscaux n’y échappent pas. Faire du chiffre est l’alpha et l’oméga de cette administration. Mais la recherche de la rentabilité qui est l’objectif principal d’une entreprise privée est-elle admissible dans un service public ? Les syndicats de la DGFIP sont parfaitement lucides quand ils affirment que « les managers sont formés pour entraîner leurs équipes à faire du chiffre, à atteindre les statistiques exigées ». Ici elles passent notamment par le nombre de contacts établis avec les contribuables via une messagerie dédiée. Cette obligation de performance provoque une accélération des cadences de travail, la quantité se substituant à la qualité du service. Et malheur à celui qui n’atteint pas le résultat attendu !

Des méthodes de management qui confinent au harcèlement ; l’agent peut craquer et commettre une erreur qui lui sera reprochée. Les arrêts maladie se multiplient, les mises au placard aussi !

Mais la DGFIP n’a parfois nul besoin de cabinets de conseil pour éditer des documents de formation de ses cadres. C’est ce que montre ce diaporama que nous avons récupéré au cours de notre enquête.


Diaporama de formation du personnel encadrant de la DGFIP, traitant de la « gestion d’agents difficiles », janvier 2018 #1

Ce document est édifiant quand il évoque ce que les DRH nomment « les agents difficiles ». Avant même de lancer sa réforme, les responsables de la DGFIP savent qu’elle ne va pas obligatoirement faire l’unanimité. Différents profils de « résistants » au changement sont identifiés, comme si les ressources humaines de Bercy connaissaient à l’avance les types d’individus auxquels elles auraient à faire.


Diaporama de formation du personnel encadrant de la DGFIP, traitant de la « gestion d’agents difficiles », janvier 2018 #2

La liste semble tirée d’un manuel pour spécialistes du comportement : la personne peut être « dépendante », « narcissique », « passive », « agressive », « évitante », « obsessionnelle », « paranoïaque », « histrionique », « schizoïde » et possiblement « dépressive ». Sauf à penser que les DRH de Bercy sont diplômés en psychiatrie, cette typologie ne manque pas d’être surprenante. Il est demandé aux managers de ne pas braquer leurs agents mais dans le même temps, de ne pas « compatir ».


Diaporama de formation du personnel encadrant de la DGFIP, traitant de la « gestion d’agents difficiles », janvier 2018 #3

Mais que font les syndicats quand le nombre d’agents en souffrance ne cesse d’augmenter ? Dans les services fiscaux, tous les burnout, les dépressions ou les arrêts de travail ne sont pas toujours considérés comme « des accidents de service ». Pour l’agent touché, ce n’est jamais simple de prouver que son état de santé s’est dégradé à cause de ses conditions de travail.

La transformation des services fiscaux passe aussi par l’irruption du numérique. De nouveaux logiciels informatiques ont largement modifié les tâches des agents. Et puis il y a aussi l’intelligence artificielle. Il s’agit d’analyser et de croiser les données des contribuables, ce qui permet de détecter d’éventuelles anomalies, et en bout de course, la fraude fiscale. Si l’IA a un effet limité sur les sommes récupérées par le fisc et si l’intervention humaine reste indispensable, les personnels ne sont pas dupes : ils craignent que la machine remplace l’homme et que le véritable objectif de Bercy soit la réduction des effectifs !

Les cas de Pascal, Monique et Sabrina évoqués dans le premier volet sont tout à fait représentatifs de ce que peuvent vivre et subir les agents des services fiscaux. Mais la peur des représailles et le devoir de réserve, empêchent de s’exprimer nombre de ces agents en souffrance.

Crédits photo :
Philippine Déjardins

Article publié le 27 février 2023.


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