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Dans la torpeur de l’été… la souveraineté fout le camp – par Descartes

Dans la torpeur de l’été et des débats sur les mesures sanitaires qui ne donnent pas une image très digne de nos élites politiques (1), la nouvelle a passé largement inaperçue. A tort, parce qu’il s’agit d’une décision qui marque mieux qu’aucune autre l’évolution désastreuse de nos sociétés européennes en général, et de la notre en particulier. Je parle bien entendu de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne concernant l’applicabilité de la directive européenne 2003/88 sur le temps de travail au personnel militaire.

Dans l’arrêt C-742-19 qu’elle a rendu le 15 juillet 2021, la CJUE a estimé qu’il « ne saurait être considéré que l’intégralité des activités exercées par les militaires présentent des particularités telles que celles-ci s’opposent à toute planification du temps de travail respectueuse des exigences imposées par la directive 2003/88 ».

La Cour ajoute que « certaines activités susceptibles d’être exercées par les membres des forces armées, comme celles liées notamment à des services d’administration, d’entretien, de réparation, de santé, de maintien de l’ordre ou de poursuite des infractions, ne sauraient être exclues, dans leur intégralité, du champ d’application de la directive 2003/88 », dans la mesure où il « est constant que de telles activités relèvent, en principe, du champ d’application de cette directive lorsqu’elles sont exercées, dans des conditions similaires, par des travailleurs de la fonction publique n’ayant pas le statut de militaire ».

Cette décision participe d’un processus que j’ai plusieurs fois dénoncé sur ce blog, celui qui aboutit à la BANALISATION de toutes professions, à la remise en cause de tous les statuts, à la réduction par un capitalisme qui s’approfondit chaque jour de tous les rapports à un rapport unique, celui du « paiement au comptant ».

Dans le « Manifeste », Marx et Engels avaient déjà montré comment « la Bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les professions jusqu’alors réputées vénérables, et vénérées. Du médecin, du juriste, du prêtre, du poète, du savant, elle a fait des travailleurs salariés ». Il ne croyait pas si bien dire. La CJUE aujourd’hui ne dit pas autre chose : le militaire – qui de par son statut engage sa vie pour accomplir les missions qui lui sont confiées – n’est qu’un salarié comme les autres, soumis aux mêmes règles et – car c’est la conséquence logique – ne pouvant prétendre qu’aux mêmes compensations.

Cette attaque n’est pas isolée. La privatisation de l’État continue, et pas même les services les plus « régaliens » n’est à l’abri : une récente loi confie aux vigiles privés des prérogatives qui, hier, étaient exclusives de la Police nationale. Grâce à la CJUE, on aura probablement demain des armées privées.

Quand dans sa présentation de la réforme de la haute fonction publique française notre premier ministre insiste lourdement sur l’objectif de « concilier la vie privée et la vie professionnelle » et sur la nécessité d’aligner la carrière des hauts fonctionnaires sur celle des cadres du privé, quand on supprime les statut du Cheminot et qu’on prépare le même sort à celui des IEG, on est dans la même logique. C’est-à-dire, celle d’un statut unique qui permette une mise en concurrence de tous contre tous.

Le médecin qui se dévoue pour ses patients au-delà de ses 35 heures, l’instituteur qui consacre à ses élèves bien plus que le minimum réglementaire, le préfet disponible à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, les « inactifs » des IEG – car on ne parle pas de retraités chez eux – qui reprennent du service bénévolement pour remettre en état le réseau, ce sont des reliques d’un passé où la vie professionnelle déterminait votre statut, où vie personnelle et vie professionnelle n’étaient pas séparées au point qu’on doive trouver un équilibre entre l’une et l’autre. Et maintenant, les militaires sont priés de combattre l’ennemi – ou du moins, de fournir de l’essence aux combattants, de préparer leurs repas, de leur fournir de l’armement – 35 heures par semaine, et pas une de plus.

Et à chaque fois, l’Union européenne et ses institutions apparaissent comme les grands ordonnateurs de cette course au moins disant. C’est l’Union européenne qui, en exigeant la privatisation et en soumettant à la concurrence les anciens opérateurs publics de télécommunications, d’énergie ou de transport ferroviaire, rend obligatoire la suppression des statuts. Mais avec la décision du 15 juillet dernier, la CJUE s’attaque cette fois-ci au cœur des l’Etat, au services régaliens. Et c’est pourquoi cela fait réagir y compris les eurolâtres les plus convaincus. A ce titre, cela vaut la peine de lire la tribune publiée d’Edouard Philippe publiée dans « Le Monde » le 17 juillet (2). Que dit l’ancien Premier ministre ?

Voici ses paroles : « Je suis farouchement proeuropéen. Tout dans mon engagement politique et ma filiation intellectuelle affirment mon attachement à la construction européenne. Mais cette décision de la plus haute juridiction européenne est dans son principe contraire aux intérêts nationaux les plus élémentaires. Elle touche au cœur de la souveraineté et de la sécurité de la France. Elle n’est pas acceptable. ». Diable. Si tel est le cas, les autorités qui sont responsables de la défense de notre souveraineté et notre sécurité devraient refuser d’appliquer cette décision. Bien plus, ils devraient refuser toute subordination de notre droit à une institution qui peut ainsi remettre à tout moment la souveraineté et la sécurité de la France en cause, sans recours possible.

Edouard Philippe ajoute : « Comment accepter que nos soldats, qui ont « la mort pour hypothèse de travail », puissent être assimilés, ne serait-ce que pour une partie de leurs activités, à des travailleurs comme les autres ? » Belle envolée. Mais si nous acceptons que les professeurs sont des employés comme les autres, que les préfets sont des cadres comme les autres, que les policiers sont des vigiles comme les autres, pourquoi les militaires ne seraient-ils pas des employés comme les autres ? Si l’engagement total au service de la nation n’est pas pris en compte pour les civils, pourquoi voulez-vous qu’il subsiste pour les militaires ?

Est-ce que ce « farouche proeuropéen » qu’est Philippe deviendra-t-il un affreux souverainiste après avoir découvert la véritable nature de la construction européenne ? On peut en douter. Edouard Philippe ne propose guère d’action, il se contente de « s’attrister » : « Fervent défenseur de l’Union européenne, enfin, je m’attriste de voir ses institutions mettre les peuples devant une alternative terrible et, je crois, factice entre la préservation de leur souveraineté et leur participation au projet européen.

Ce n’est pas la réalité du contrat passé entre les peuples européens. Prenons garde à ne pas les enfermer dans un nœud gordien, dont on a vu comment les Britanniques ont fini par le trancher. A méconnaître les ressorts intimes de la souveraineté des Etats, les juges européens prennent le risque de casser ceux, non moins précieux, de l’aspiration européenne. Bâtir une souveraineté commune dans le respect des spécificités nationales, mutualiser les capacités qui peuvent l’être tout en respectant ce qui fait le cœur des indépendances nationales : telle est la vision que je me fais du véritable sens du projet européen. A la France, pour la défendre, de faire entendre sa voix ».

Mais comment la France pourrait faire « entendre sa voix » à une instance européenne dont les décisions sont insusceptibles de recours ? Et en attendant que la voix de la France soit entendue, on fait quoi, à part pleurnicher sur le lait renversé dans les pages du « Monde » ? Que propose Philippe et la longue cohorte d’eurolâtres au cœur brisé ? Ils s’imaginaient courtisant une belle princesse, ils découvrent un peu tard qu’ils ont épousé la fée Carabosse. Mais attention, hors de question de divorcer. Alors, ils font l’autruche : « Ce n’est pas à l’UE de régler le statut de nos militaires » dit Jean-Louis Borloo ; « les forces armées n’entrent pas dans le champ d’application de cette directive » clame Florence Parly.

La sénatrice Valérie Boyer va plus loin : « Mais comment peut-on arriver à ce désarmement juridique et moral ? La France doit mettre son véto ! ». Et on pourrait remplir des pages avec les commentaires du même acabit proférés par des gens qui, par ailleurs, proclament leur amour inconditionnel de la construction européennes. Mais ces gens là ont-ils lu les textes qu’ils ont soutenu, approuvé, ratifié par leur vote ? Ce sont eux qui ont fait de la CJUE l’organe suprême qui décide quelles directives s’appliquent et quelles directives ne s’appliquent pas. Et aucun « véto » n’est prévu en la matière.

Et maintenant les mêmes font comme s’ils n’avaient aucune responsabilité dans l’affaire, comme si la faute incombait à la CJUE qui a mal lu les traités, et non pas à ceux qui lui ont donné le pouvoir de décider en dernière instance et le mandat pour approfondir à chaque opportunité la « construction européenne » ? Ce n’est pas sérieux. C’est même hallucinant : tous ces gens – président de la République compris – reconnaissent publiquement que la décision de la CJUE remet en cause la souveraineté et la sécurité de notre pays… et il ne se passe rien.

Comme si la souveraineté et la sécurité de la France étaient secondaires au point qu’on peut admettre de les voir mises en cause sans réagir. Aucune manifestation de volonté, aucune décision. Nos dirigeants se remettent au Conseil d’Etat, avec l’espoir que les juges français seront plus « patriotes » que les juges européens, comme si c’était au juge, et non au politique, de défendre la sécurité et la souveraineté du pays.

On entend ici résonner la formule de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes ». Et bien, Dieu n’a pas fini de rire.

Descartes

(1) A ce titre, je vous conseille de visionner le débat du 21 juillet à l’Assemblée nationale concernant les mesures d’urgence sanitaire. Je savais que le niveau des députés de la présente législature était faible, je ne savais pas qu’il était aussi faible. Regardez les interventions complotistes de Martine Wonner ou de Joachim Son-Forget, celles incohérentes et larmoyantes d’une Caroline Fiat, et vous comprendrez pourquoi les Français n’ont pas envie d’un retour au régime parlementaire.

(2) Malheureusement, réservée aux abonnés https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/07/17/edouard-philippe-la-decision-des-juges-europeens-sur-le-temps-de-travail-de-nos-soldats-touche-au-c-ur-de-la-souverainete-et-de-la-securite-de-la-france_6088572_3232.html

Source :Descartes, 22-07-2021

Article publié le 22 août 2021.


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