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La sociologie du vote du 9 juin va bouleverser la vie politique française

D’habitude, d’une élection à l’autre, les changements sociologiques du vote sont limités. Les élections ne deviennent importantes que sur le moyen terme. Eh bien ! La sociologie du vote du 9 juin, c’est un changement à lui tout seul. Rappelons qu’il y avait 38 listes dont 7 seulement ont eu des élus. Nous nous sommes basés sur le sondage IPSOS.

Profil des abstentionnistes

Commençons par tous ceux qui n’ont pas exprimé de vote explicite sur une liste candidate. Fidèles à notre tradition, nous ajouterons à l’abstention officielle, les blancs, les nuls et les non-inscrits. Ces derniers sont environ 6 % d’après l’INSEE [1]. Et encore, nous n’avons pas ajouté les mal-inscrits. L’abstention d’expression d’un vote sur candidats est donc de 56 % (48,51 + 1,45 pour les blancs et nuls + 6 pour les non-inscrits arrondis à 56). Ce qui est moins glorieux, mais plus juste que le chiffre des grands médias. La suite des pourcentages s’effectuera en pourcentage des votes exprimés sur une liste candidate. Mais si on voulait être cohérent, il faudrait rajouter aux chiffres ci-dessous – sauf pour les 18-24 ans -, les blancs et nuls ainsi que les non inscrits pour être plus juste. Pour les 18-24 ans, il faudrait rajouter les blancs et les nuls que nous ignorons, car tous les jeunes sont inscrits d’office à dix-huit ans. Mais dès leur premier déménagement, ils rentrent dans le décompte des non-inscrits pour une partie d’entre eux. Nous en resterons donc à la forme d’abstention de vote et non aux quatre formes d’abstention : l’abstention de vote, les votes blancs, les votes nuls ainsi que l’abstention des non-inscrits pour les chiffres ci-dessous.

Selon l’âge, sont en abstention de vote, 60 % des 18-24 ans, 66 % des 25-34 ans, 55 % des 35-49 ans, 49 % des 50-59 ans, 39 % des 60-69 ans, 29 % des plus de 70 ans. Si nous avions les chiffres, nous pourrions parler des quatre formes d’abstention pour les 25-34 ans, l’abstention réelle est plus proche de 73,45 % (66 + 1,45+6) que des 66 % notés ci-dessus ! De quoi relativiser les discours des éditocrates des médias dominants, de citoyens et de militants qui répètent ces mêmes approximations annonçant que les jeunes ont voté en grand nombre pour la LFI et le RN en ne prenant que les chiffres par rapport aux suffrages exprimés alors que près de trois jeunes sur quatre dans cette tranche d’âge n’ont pas voté pour une liste explicite !

Selon la classe, se sont abstenus de voter, 52 % pour les cadres, 54 % pour les professions intermédiaires, 58 % pour les employés, 56 % pour les ouvriers, 26 % chez les CSP+, 36 % chez les CSP-. Là encore, il faut bien sûr relativiser le discours des médias dominants ainsi que des citoyens et militants qui répètent ce que disent les médias dominants parce que les abstentions totales des ouvriers et des employés sont plus proches de 64,45 % (57+1,45+6) que des 57 % notés ci-dessus comme moyenne des deux catégories.

Profil des votants

Pour la première fois, le RN est relativement homogène sur toutes les catégories d’âge. Le RN a fortement progressé dans l’électorat féminin et chez les jeunes de moins de vingt-cinq ans. De 25 % des plus de 70 ans par rapport aux suffrages exprimés (comme tous les chiffres ci-dessous) et de 26 % de 18-24 ans jusqu’au 39 % des 50-59 ans, le RN est largement présent sur toutes les catégories d’âge.

L’« extrême centre » macroniste va de 8 % des 18-24 ans et 7 % de 25-34 ans jusqu’au 25 % des plus de soixante-dix ans avec une augmentation régulière pour aboutir aux retraités.

Le PS, par contre, est assez homogène sauf pour les 18-24 ans avec 5 %. À partir des 25-34 ans jusqu’à plus de soixante-dix ans, il se situe entre 13 % à 16 %.

LFI est d’une grande hétérogénéité : 31 % des 18-24 ans des suffrages exprimés (voir plus haut), 18 % des 25-34 ans puis à partir des trente-cinq ans 9 % jusqu’à 2 % pour les plus de soixante-dix ans. C’est l’évolution inverse de l’« extrême centre » macroniste.

Le PCF va de 4 à 2 %, des 18-24 ans au plus de soixante-dix ans. Même évolution chez les écologistes de 10 à 2 %. LR fait 6 % des 18-24 ans et passe de 3 % pour les 25-34 ans à 12 % des plus de soixante-dix ans. Reconquête va de 2 à 8 % avec une « bosse » chez les 50-59 ans (7 %).

C’est le RN qui a les électeurs les plus populaires : 54 % des ouvriers (chiffres par rapport aux suffrages exprimés, voir ci-dessus au lieu de 40 % en 2019), soit près de huit fois plus que les partis suivants PS et LFI qui ont 7 % des ouvriers ; 40 % des employés (+13 % par rapport à 2019) et 36 % des retraités CSP- ; 29 % des retraités ensemble (où le RN est devenu la première force devant l’« extrême centre » macroniste) et des professions intermédiaires (+10 % par rapport à 2019) et 20 % des cadres (autant que le PS et plus que l’« extrême centre » macroniste) et 21 % des CSP+ retraités. « C’est devenu le premier parti des salariés (36 % des voix), du public (34 %) comme du privé (37 %) », observe ainsi l’institut Ipsos. 41 % des électeurs qui déclarent se restreindre en fin de mois ont voté pour la liste RN lors de l’élection européenne, quatre fois plus que n’importe quelle autre liste, selon l’étude de l’institut Elabe.

Pour l’« extrême centre » macroniste, on dénote un électorat de vieux avec 25 % des retraités CSP+, 20 % des retraités CSP- et de cadres (15 %).

Pour le PS, c’est relativement équilibré, sauf un fort creux chez les ouvriers (7 %) et les employés. Il faut noter que les ouvriers et les employés représentent 45 % de la population active dans la France d’aujourd’hui.

Pour LFI, en dehors d’un pic chez les employés (15 %), c’est un recrutement qui va de 10 % chez les cadres jusqu’à 3 % pour les retraités (mais avec 4 % de retraités CSP+) en passant par 7 % chez les ouvriers.

Pour le PCF, c’est très éloigné des couches sociales représentées jusqu’en 1970 avec 3 % des retraités, 1 % des employés et ouvriers et 2 % des cadres et professions intermédiaires.

Les écologistes ont un profil de cadre et professions intermédiaires à 8 %, 7 % pour les employés, 5 % pour les ouvriers.

Pour les LR, 9 % chez les cadres et 10 %chez les retraités.

Pour Reconquête, c’est homogène entre 4 et 5 %, mais avec un pic de 7 à 8 % chez les retraités.

Selon le dernier diplôme obtenu, c’est le RN qui est le plus populaire avec 46 % chez ceux qui n’ont pas le bac et 38 % chez les bacheliers et seulement 17 % pour les Bac+3 et plus. Pour la LFI, ce sont plutôt des Bac+2 (10 %) et des Bac+3 et plus (17 %). Idem pour les écolos avec 2 % sans le bac et 9 % avec les Bac+3. Idem pour le PS, mais sur des pourcentages plus resserrés allant de 10 % sans le bac à 18 % avec bac+3 et plus. PC, macronistes, LR et Reconquête, distribution quasi homogène.

Selon la catégorie d’agglomération, LFI fait 13 % dans les agglomérations de plus de 200 000 habitants et entre 5 et 7 % dans les agglomérations plus petites (de 2000 habitants à 200 000). Dans les banlieues populaires à forte concentration musulmane, le score de la LFI peut atteindre jusqu’à 20 à 35 % des suffrages exprimés. On voit là le rôle du changement stratégique opéré en 2019 qui a fait passer le vote Mélenchon de 37 % des personnes se déclarant musulmanes en 2017 à 69 % en 2022 (sondages du journal La Croix). Ce changement stratégique a fait à la fois gagner et perdre beaucoup de voix à la LFI. Tous les autres partis ont des résultats équilibrés selon la catégorie d’agglomération.

Selon le sentiment d’appartenance à une France en colère, 47 % votent RN et seulement 14 % LFI. Selon le sentiment d’appartenance apaisée, 61 % votent « extrême centre » macroniste.

Extrême volatilité des votes de gauche

Selon le vote au premier tour de la présidentielle de 2022, on remarque une extrême volatilité des votes dans la gauche. Voyez vous-même : 39 % des personnes ayant voté Mélenchon en 2022 ont voté pour la liste LFI en 2024, 25 % pour le PS, 5 % pour Deffontaines (PC), 9 % pour les écologistes, 8 % pour le RN.

À partir du vote Roussel, seulement 38 % ont voté pour la liste PC aux élections européennes, 30 % pour le PS et 9 % pour le RN.

À partir du vote Jadot, 40 % pour les écologistes, 32 % pour le PS.

À partir du vote Macron, 54 % ont voté aux élections européennes pour la liste Renaissance, 16 % pour le PS, 9 % pour LR et 7 % pour le RN.

À partir du vote Pécresse, 61 % pour la liste LR, 18 % pour le RN et 8 % pour les macronistes.

À partir du vote Le Pen, 88 % pour la liste RN, la seule liste qui fidélise ses électeurs au fur et à mesure qu’il progresse.

À partir du vote Zemmour, 43 % pour la liste Reconquête et 43 % pour la liste RN.

Et si on part du vote des élections européennes de 2019, on voit bien la fidélité du vote RN : 84 % va voter la liste RN en 2024. On peut observer qu’entre les partis de gauche, c’est d’une extrême volatilité. On a même l’impression que nous vivons principalement une concurrence à gauche à cause de cela. Le passage d’un vote de gauche à un autre vote de gauche que dans le précédent vote est majoritaire à gauche. Prenons le cas de LFI qui est capable de faire de grands meetings avec ses militants (lesquels sont prêts à faire des centaines de kilomètres pour y assister), mais dont les liens avec les électeurs sont relativement volatiles d’une élection à l’autre. Les changements fréquents de stratégie leur font perdre et gagner de nombreux électeurs à chaque changement stratégique. Il n’est pas sûr que ce soit une stratégie gagnante (plutôt que de tabler sur une fidélité de vote en expansion comme c’est malheureusement le cas pour le RN).

Le vote aux élections européennes selon la proximité syndicale

D’après le sondage de Harris interactive, on a une mesure du vote aux élections européennes selon la proximité syndicale.

Le vote RN est formé par 24 % de votants proches de la CGT, 22 % de votants proches de la CFDT, 34 % de votants proches de FO, 16 % de votes CFTC, 16 % de votes CGC, 21 % de l’UNSA, 15 % de Sud Solidaires, 19 % de la FSU, 20 % proches d’un des syndicats patronaux (MEDEF, CGPME, U2P) et 36 % qui ne sont proches d’aucun syndicat.

Le vote de l’« extrême centre » macroniste est formé par 4 % de votants proches de la CGT, 21 % de proches de la CFDT, 6 % de FO, 23 % de la CFTC, 19 % de proches de la CGC, 7 % de l’UNSA, 1 % de Solidaires, pas de vote significatif proche de la FSU, 11 % de proches d’un des syndicats patronaux et 19 % qui ne sont proches d’aucun syndicat.

Le vote PS est formé de par 16 % de votants proches de la CGT, de 26 % de proches de la CFDT, de 12 % de proches de FO, de 8 % de proches de la CFTC, de 8 % des proches de la CGC, de 22 % de proches de l’UNSA, de 18 % de proches de Solidaires, de 27 % de la FSU, 4 % de proches d’un des syndicats patronaux et 13 % qui ne sont proches d’aucun syndicat.

Le vote LFI est formé par 25 % de votants proches de la CGT, 6 % de la CFDT, 12 % de FO, 9 % de la CFTC, 8 % de la CGC, de 10 % de l’UNSA, 17 % de Solidaires, 11 % de la FSU, 10 % d’un des syndicats patronaux et 6 % qui ne sont proches d’aucun syndicat.

Le vote écologiste est formé par 7 % de la CGT, 6 % de la CFDT, 8 %de FO, 6 % de la CFTC, 8 % de la CGC, 6 % de l’UNSA, 11 % de Solidaires, 10 % de la FSU, 3 % d’un des syndicats patronaux et 4 % qui ne sont proches d’aucun syndicat.

Le vote PC est formé par 9 % de proches de la CGT, 4 % de proches de la CFDT, 6 % de FO, 2 % de la CFTC, 3 % de la CGC, 5 % de l’UNSA, 7 % de Solidaires, 4 % de la FSU, 6 % proche d’un des syndicats patronaux et 1 % qui n’est proche d’aucun syndicat.

Quelques enseignements tirés de tous ces chiffres

Toutes les listes sans exception possèdent des votants proches de tous les syndicats (y compris les listes que nous n’avons pas retranscrites) et cela même pour les petits partis trotskistes (7 % de votants proches de la CFTC et 9 % de votants proches d’un des syndicats patronaux – probablement des artisans – pour Lutte Ouvrière et respectivement 5 % et 8 % pour le NPA !). Quand on voit le pourcentage des proches de FO votant RN, cela peut expliquer en partie le fait que cette confédération ne soit pas dans l’intersyndicale qui s’est constituée contre l’extrême droite.

Un autre enseignement montre que les syndicats ne pratiquent plus d’éducation populaire refondée vers les électeurs de leurs syndicats comme le prouvent des chiffres comme ceux ci-dessus. À noter que les ancêtres des UD et des UL étaient les Bourses du travail qui, elles, faisaient du lien social et de l’éducation populaire. Cela renvoie au débat nécessaire (voir notre précédent article). En attendant, on remarque que l’accroissement du nombre de centrales syndicales (il n’y en avait que deux à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale) va de pair avec l’accroissement de leur hétérogénéité. Il en va de même pour les partis politiques.

L’étude ci-dessus montre au niveau des abstentions que la perte progressive du lien entre les partis de gauche, d’une part, et les couches populaires et les jeunes, d’autre part, est sans doute l’une des causes du retard de la gauche sur le chemin de l’émancipation. Et cela a la force d’un théorème : jamais une victoire de gauche n’a pu avoir lieu sans que le candidat soit celui de la classe populaire ouvrière et employée et des jeunes, or ce n’est pas le cas aujourd’hui (voir l’analyse sur les abstentionnistes ci-dessus).

La grande volatilité des électeurs d’un parti de gauche à un autre sur deux votations successives montre deux choses : d’abord que le manque de fidélité des électeurs (en dehors des votes communautaires, voire communautaristes) est un écueil et montre l’extrême fragilité de ces partis, lesquels ne se modifient pas par un processus démocratique interne (la démocratie reculant globalement dans les partis), mais par des pressions extérieures venant du réel. A contrario, le vote de gauche ne recule plus, bien que les couches populaires et les jeunes soient beaucoup moins liés aux organisations politiques, ce qui est un handicap certain vu que le primat du social détermine la plus grande partie du fonctionnement humain. D’autant plus que l’approfondissement de la crise nous amène à une tripartition politique ; cependant si la crise continue à progresser, nous sortirons de la tripartition par une bipartition comme dans les années 30.

Voilà ce qui devrait susciter des débats stratégiques dans les organisations syndicales et politiques ou dans d’autres structures ad hoc.

Article publié le 28 juin 2024.


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